Peut-être que la première fois que je me suis senti étranger c'est quand j'ai reçu l'avis d'éviction au mauvais nom mais à la bonne adresse mais plus je cherche plus je me souviens du reste les soirées au bar près du boulevard de la gare la cage vide du rat dans mon appartement mon exil mes épisodes de rage au volant le vieux motel pas loin de la traverse mes moments de délinquance la ville qui me rejette ma nuit dans la salle d'urgence l'opération sur mon corps les souvenirs de mon enfance qui se mélangent avec mon enveloppe de chair immortelle.
I - L’ivoire
Il y avait un bar qui s'appelait le bar billard l'ivoire et qui maintenant n'existe plus c'était un bar où c'était grand et vide la plupart du temps il y avait les machines les faux aquariums les soirées karaoké et la barmaid enceinte qui était trop gentille avec nous quand on se pointait sans aucune bonne intention pour voler de l'argent arracher la porte quand il y avait trop de vent partir avec une machine distributrice de peanuts pour qu’une fois rendu dans le garage on la brise à coups de marteau peut-être que ça nous donnait un charme de trouble-fêtes comme quoi le feu attire le feu c'était un bar pour faire des rencontres un bar de drague olympique entre les moustaches et les becs de napkins un bar de chanteurs un bar de faux artistes un bar de chasseurs un bar de sportifs bref un bar d'aventures et de secrets dans lequel tout a été fait et qu'au final c'est peut-être bien que le bar ait changé de nom et déménagé dans la bâtisse d'à côté parce qu'aujourd'hui ça ne serait plus pareil ça serait surement plus triste d'y retourner.
II - L’appartement dans haut
En 2019 je dormais dans mon manteau entre le sofa et mon sac à dos et je n'ai jamais su s’il y avait vraiment quelqu'un qui habitait à l'étage en bas de l'appartement parce qu'à l'étage plus bas ce n'était pas un logement par contre il y avait un hangar rempli de machines il y avait le magasin de pierres tombales derrière la vitrine et on entendait des drôles de bruits la nuit à travers la symphonie des chauves-souris comme si quelqu'un marchait à pas de loup sur le plafond et à travers les fissures de mon plancher la nuit je me réveillais en sueur après avoir passé la journée à rêver à des madriers et dans ces moments-là j'aurais juré que je pouvais apercevoir mon sommeil déguerpir et tout de suite la sensation de se faire observer de tous bords de tous côtés j’entendais rire dans la salle de bain et dans la salle à manger alors je me levais en panique pour chercher les allumettes chercher un couteau ouvrir la fenêtre (c'était l'été très chaud style caniculaire ou l'hiver glissant de janvier) et là compter les bouteilles à coup de dix sous question d’être certain qu’il m’en reste assez pour la semaine finalement manger un morceau qui traine et me rendormir pour faire des rêves dans lesquels c'est moi le passager clandestin mais le lendemain je me réveillais à temps pour le travail sans me souvenir de rien.
III - Sur les métamorphoses
Depuis que je suis jeune je traine mes alter egos comme si je collectionnais les mues de serpent parfois ça devient lourd parfois ça devient angoissant et je me sens comme le chien violent qui aboie et qui fait peur à la visite alors on met une couverture sur sa cage on oublie qu’il existe on le sort de temps en temps pour essayer de jouer avec lui mais c’est trop de gestion il a trop d’énergie on lui met du vinaigre dans les yeux on le replace dans sa niche le chien n’est jamais libre et je peux le comprendre quand je le regarde je trouve qu’on se ressemble lui dans sa cage trop petite moi dans ma maison trop grande et quand je me regarde dans le miroir j’ai le même regard que lui un regard sale d’animal tordu un regard fatigué et détruit alors je m’asperge le visage je débarre la porte de la cage je laisse sortir le méchant ça ne dure jamais très longtemps on remet le veston on remet la cravate on retourne comme si de rien n’était au travail sans trop penser au chien aveugle tout seul dans le noir c’est correct il sera content de nous revoir quand on va rentrer à la maison mais voilà que le chien a mordu le facteur pendant que j’étais parti c’était le facteur de trop la goutte d’eau qui a fait déborder le vase le mégot qui ne rentre plus dans le cendrier on a pas le choix il faut l’euthanasier mais le chien me regarde avec ses gros yeux fous et mouillés il doit savoir en quelque part que je n’ai pas la force que je n’ai pas le courage que je vais finir par lui ouvrir la cage qu’il pourra s’échapper sur la pointe des pieds au beau milieu de la nuit pendant que je suis à mi-chemin entre chez moi et le magasin de fusil on va surement mettre des avis de recherche mais juste pour dire chien perdu aucune récompense faites attention et gardez vos distances.
IV - Ville natale
Il y a les villes qui disparaissent il y a les villes qui se transforment il y a les villes fantômes il y a les villes pétrolières il y a les villes cigarettes les villes salon funéraire les villes barrage électrique les villes qui tombent en miettes les villes natales les villes migraines les villes inondées les villes centrale nucléaire les villes surgelées les villes qui rouspètent le villes vipères il y a aussi les villes frontières entre ton pays et la guerre il y a la montagne un peu plus loin il y a le belvédère et le sentier qui mène à la forêt il y a la ville de l’autre côté si tu dépasses la clairière il y a les vestiges du pont qui traversait le ruisseau il y a notre campement entre les branches et la nouvelle école secondaire on ne voit presque plus la ville et de toute manière dans la ville il y a soit le goudron soit les panthères il y a les oiseaux il y a les papillons de nuit et les somnifères finalement dans la ville soit les gens partent ou les gens restent c’est rare que les gens reviennent et quand on y revient évidemment tout a changé on essaie de trouver les traces de nos souliers dans la terre mais il n’y plus de terre parce qu’il ne reste plus rien en fait à part nos souvenirs et même eux c’est des menteurs.
V - Roadtrip
Au motel quand tu es fatigué il faut que tu t’endormes la lumière ouverte et la télévision allumée surtout dans une ville que tu ne connais pas comme ça c’est plus facile de te réveiller le lendemain quand tu passes la soirée dans le bar d’à côté à te faire hypnotiser par le jukebox et le bruit des sirènes à te trainer le corps sur les tables mouillées à faire tomber les assiettes et les verres et finir par disparaître noyé mort dur et raide devant les machines à sous et fumer une cigarette comme si c’était une bouée de sauvetage tout de suite la salle de bain devient ton sanctuaire l’endroit ou tu peux finalement respirer parce que tu t’es autodiagnostiqué une apnée du sommeil ça fait plusieurs nuits que tu ne dors pas tu fais de l’insomnie tu arrives en retard au travail tu te ramasses dans des endroits loin de chez toi mais heureusement ce soir tu as la mélatonine facile alors tu finis par t’endormir et dans le lointain les camions traversent le boulevard en imitant le bruit des vagues sur le sable.
VI - Casino
On a jamais vraiment été attiré par la richesse même qu’on aimait ça vivre dans les conditions les plus sordides comme vivre avec les rats fumer le plus de cigarettes faire les drogues dures qui viennent de l’internet avoir les voitures les plus sales avoir les coffres pleins de retailles on ne voyait plus le plancher parce qu’il y avait des vieux chandails des restants de nourriture des déchets en tout genre l’été quand il faisait chaud ça fermentait et surement que dans ces conditions conduire aurait été illégal mais conduire c’est toujours illégal quand il y a quelqu’un dans le coffre parce qu’évidemment on a plus d’amis qu’on a de places dans la voiture et comme tout le monde veut aller au casino alors on embarque tout le monde et on file vers Montréal le casino c’est comme la ville lumière le jus est gratuit on s’y promène comme dans les films de mafieux mais dans les films de mafieux il y a toujours quelque chose qui cloche pour les héros de l’histoire par exemple rendus sur l’autoroute on roule sur un clou le pneu crève et on doit laisser tomber le projet pour revenir bredouilles à la maison sur la roue de secours et même s’il fait froid on s’imagine le casino dans le cabanon le marteau dans les mains pour avoir le droit de parole et debout sur la glacière pour que tout le monde nous entende dire que dans la vie il y a des petits qui vivent comme des grands et par conséquent des grands qui vivent comme des petits et quand on redescend de la glacière tout le monde applaudit comme si ça faisait du sens.
VII - Incendie
Tu voulais absolument retourner dans la ville que tu as quittée parce que tu t’ennuyais des magouilles tu t’ennuyais des ruelles tu t’ennuyais de tout en fait mais surtout du motel où tu te réfugiais pour te cacher de la police et pour semer les inspecteurs tu te tapissais toujours dans la même chambre tu fumais à l’intérieur tu épiais ta propre maison en collant tes yeux contre les rideaux tu aurais juré que tu y voyais ta réflexion la nuit dans le jeu des ombres et à travers les flaques d’eau c’était comme espionner un fantôme mais qui te ressemble un peu trop lui dans son palais et toi tout seul dans ton cachot un jour tu en as eu assez tu en avais mal au cœur de souffrir constamment du syndrome de l’imposteur alors tu as décidé de partir tu t’es juré de ne plus jamais revenir mais tu es revenu quand même et il n’y avait personne pour t’accueillir tu marchais tout seul sur le boulevard vide comme un vieux chien qui a trop couru qui a le ventre troué et les yeux humides tu es fatigué tu cherches simplement un endroit familier pour t’allonger en attendant que le ciel explose et que le monde finisse mais tu t’es fait prendre au piège tu es le bandit le plus minable tu es la victime de tous les guets-apens de toutes les embuscades le passé te rattrape c’était inévitable ta mort ne sera ni douce ni brutale tu regardes la nuit tomber subitement sur ce qui reste des arbres et tu tentes un dernier sourire avant que le caramel de ta cigarette fonde sur tes lèvres et coule sur l’asphalte.
VIII - Carcinisation
Les fourmis dans tes jambes les écrevisses sous ta peau le bistouri dans tes veines les rivières dans ton cerveau la cire fondue les bouts de tôle les nids de poule dans l’autoroute ton corps accidenté déchiré par les fauves le casse-tête de tes os dans le coffre à gants de la voiture le cuir de tes mains le degré de tes brulures un mauvais court-circuit sur l’étendue de tes fractures une chirurgie amatrice rafistolée de soudures mi-homme mi-robot en dessous de ta coquille et prisonnier de ton armure tu as la conscience qui oscille tes rêves sont mélancoliques quand tu te fais endormir par les battements mécaniques de ton nouveau cœur artificiel tu es déjà tanné d’être immortel de tomber chaque jour dans un profond sommeil pendant que tes derniers souvenirs se déversent en un torrent de larmes à travers l’écorce de ton visage tu es épuisé tu as la mémoire froide au gout sucré et fade dans les rides de tes joues mais à saveur amère de métal dans le coin de ta bouche ton regard s’efface tu te concentres tu essayes de te rappeler de ton enfance ça te revient tranquillement et ça tombe bien parce que tu as tout le temps du monde.
IX - Mon ancienne maison
Mon ancienne maison était sur le bord d'un boulevard et à chaque fois que je rêve que ça tourne mal j'ai toujours l'option de faire la fugue sur l'autoroute 20 je sors en catimini par la porte de derrière et je pars refaire ma vie en suivant le trottoir souvent à la course mais peu importe on ne me suit pas vraiment longtemps quand je me fonds en une flaque de goudron sur l'asphalte ou encore en dessous des roues des camions ou encore je vole une voiture et je file comme dans un film d'action c'est bête c'est dans mes rêves depuis que j'habite plus dans cette ancienne maison d'ailleurs c'est rendu un cabinet d'avocats complètement affreux j'y suis rentré une fois par erreur pour aller chercher mon courrier ils ont repeint en blanc par-dessus nos souvenirs en bois et c'est triste de penser que nous avons été les derniers petits enfants à se faire bercer par la valse des poids lourds et des trains de marchandises qui passaient dans la cour d'école en face toute la maison vibrait même que maintenant les endroits trop silencieux m'empêchent de dormir même dans les nuits sans trains et sans camions ma vieille maison craquait de ses rhumatismes c'était une maison centenaire qui était un hôtel avant avec ses chambres et ses passages secrets et son paratonnerre qui me faisait peur quand j'étais petit et son vieux cabanon rempli de hiéroglyphes il faut dire que dans mon ancienne maison les nuits étaient froides les matins aussi mais un petit peu moins et on se collait sur les bouches du chauffage avec une couverture en guise de cocon le temps que la température monte et que ça commence à sentir le plastique brûlé des épées Playmobil coincées dans le calorifère (c'était toujours les épées les plus belles qui s'y retrouvaient) et après la vie recommençait le séchoir en dessous de l'évier pour faire fondre la glace dans les tuyaux l'hiver l'odeur du café et de lait chaud qui venait imprégner les bandes dessinées de la bibliothèque parce que mes parents avaient une immense bibliothèque et nous les enfants on jouait à cherche et trouve les livres sinon l'été on jouait aux chevaliers entre le cerisier et la haie de cèdres notre maison était à côté du boulevard et de l'autre côté il y avait le lac donc la haie de buissons nous servait de frontière que les avocats qui ont emménagé après moi se sont empressés de tailler pour faire plus de places de parking il me semble que je les poursuivrais en justice ces avocats-là il me semble que ça devrait être illégal de raser une enfance comme ça ils ont même enlevé le cerisier qui a grandi avec moi et moi je m'ennuie de ses cerises acides et amères mais bon comme quoi on n’arrête pas le progrès ma ville d'enfance ne fait que progresser on veut à tout prix rendre les parcs plus beaux alors on y installe plein de structures et d'installations mais on oublie pourquoi le parc était beau à la base finalement les gens ne doivent pas vraiment aimer la nature ils doivent préférer les rangées de condos et de magasins ce qui fait que de plus en plus toutes les villes se ressemblent maintenant je peux me promener dans n'importe quelle banlieue et ressentir soudainement un élan de fausse nostalgie pour ce que ma ville était est ou aurait pu devenir maintenant quand je suis dans un centre d'achat un champ ou un parc je me sens quand même chez moi et la nuit je m'endors et je rêve encore à mon ancienne maison.
X - Vieillir
Il aurait fallu que le temps s’arrête à ce moment-là au moment précis où on était assis tous les quatre sur le vieux tronc qui nous servait de table il aurait fallu que la sève tombe du reste des arbres et que la forêt nous emballe comme dans un sac de couchage mais maintenant c’est trop tard on a tout laissé derrière j’essaie de me souvenir de ma jeunesse en fermant les paupières mais la mémoire est une plaie qui se referme notre enfance brule et meurt de vieillesse comme un feu sur le bord d’une rivière mais au moins comme consolation nous avons la certitude que les morceaux de braise s’envoleront avec les tisons pour se mélanger aux étoiles et former les nouvelles constellations et lorsque la nuit sera plus claire on pourra retrouver notre campement les murs de branches le rond de feu rudimentaire et tout sera à reconstruire mais ce sera difficile presque impossible on aura tout oublié le temps est un piège en cire qui coule sur nos squelettes rouillés et nos souvenirs s’effritent comme de la vieille pâte à modeler il aurait fallu que le temps s’arrête avant qu’il soit trop tard et que nos corps s’enracinent sur ce qu’il reste de matière organique il aurait fallu que le temps s’arrête avant la bombe avant le désastre atomique maintenant nos histoires se terminent en plusieurs déclinaisons de la même fin du monde où les gens s’en sortent sans jamais mourir et où les oiseaux finissent en prison.
Produit par Chiens Dog
Voix : Clémen Taillefer
Guitare : Olivier Sardi
Basse : Julien Claude
Batterie : Antoine Claude
Paroles : Olivier Sardi
Composition : Olivier Sardi, Julien Claude
Enregistrement, mix et mastering : Julien Claude
5 avril 2024